Octobre noir

Rédigé par Nathalie Legrand - - Aucun commentaire

Ça pue Nathalie, ça pue. Une petite voix dans ma tête me crie la formule aussi fort qu’une autre moins tenace se défend bec et ongle pour l’anéantir. Les trois mots s’incrustent, ils tapissent mon esprit dans les allers-retours entre la machine et le vestibule aux dimensions d’un placard. La suite est floue. Une échographie, des visages compatissants, mon pull à rayures blanc et bleu que j’enfile sans réfléchir, deux silhouettes blanches au bout du couloir sombre que je parcours les yeux cloués au sol, ma peur livrée à Gilles, l’échange aussi court qu’étouffé entre deux secrétaires, la salle d’attente désertée, ma gorge sèche, des regards gênés. Ils m’évitent. Une semaine et un jour plus loin, le rendez-vous pour une biopsie est fixé. 8 heures du matin. 8 heures, c’est bien, c’est tôt, ça ne laisse pas le temps de penser.
Certains intervalles d’avec ce jour s’effacent, ceux de mes pleurs inondant l’ordinaire demeurent. L’examen se déroule sans encombre, on me demande si je n’avais pas senti le nodule avant la mammographie. Non, je n’avais rien ressenti. L’interrogation trop de fois répétée m’exaspère, elle me fait passer le temps de son énoncé du banc des victimes à celui des accusés.
 

 

La sentence sans appel tombe le mercredi suivant. Mon médecin généraliste me contacte, me demande s’il peut me délivrer le résultat par téléphone, que puis-je lui répondre à part « oui ». Il n’y a pas de manières pour annoncer les mauvaises nouvelles. Il se met à ma disposition, me souhaite beaucoup de courage, que j’en aurai besoin. Je ne sais quoi lui dire, lui souhaite une bonne journée du bout des lèvres. La mienne est marquée à jamais d’une pierre noire.
Le lendemain nous rencontrons un médecin spécialisé dans ce genre de circonstances. Le mot cancer ne peut pas encore s’extraire de ma bouche, prendre forme dans mon cerveau. Il présente ma situation avec une bonne et une mauvaise nouvelle, je ne retiens que la seconde aux termes crus, ils s’abattent sur moi comme des coups de poing dans ma tête, sur mon corps, dans mon âme. Chimio, ablation, TEP, traitement long, cancer. Les mots s’entrechoquent. Je suis terrorisée. Je me tourne vers mon mari, il est livide et le rappel du fait que son père soit décédé d’un cancer le fait défaillir. Je me redresse, me dois de reprendre la barre de notre existence que la maladie submerge. Une minute passe, puis deux, il se relève, je retiens tant bien que mal le flot de larmes qui monte. Ses questions effleurent mon oreille, mon attention erre : le ciel encombré de gris derrière la blouse blanche, les étagères alourdies de livres et bibelots, mon regard ne s’attache à rien. « À quoi doit-on s’attendre ? Doit-on préparer les enfants au pire ? ». Je ne réalise pas que c’est de ma propre existence dont il parle. J’entends, j’écoute, mon esprit ne consigne que de maigres données. Je suis présente sans l’être. Gilles déroule ses interrogations, moi je n’en ai pas. La violence me broie toute entière.

Une femme au sourire figé prend le relais. L’assistante du médecin. Tel un contrôleur aérien, elle a une solution à tout, un psychologue pour mes larmes, un tableau Excel pour ma mémoire délabrée, la ligue contre le cancer pour des inquiétudes futures, l’exemple d’un membre de sa famille en rémission pour attester que la grande faucheuse n’a pas toujours gain de cause, des groupes de paroles, un photographe au travail remarquable. Je n’en peux plus, je veux qu’elle se taise, je souhaite juste sortir de l’endroit où même le jour ne semble jamais vouloir demeurer très longtemps. Sans cesser de parler, les yeux sur son écran, elle planifie les rendez-vous : examens, infirmière, opération, postopératoire, m’explique les protocoles, ne s’enquière pas de mon état, me redonne un brin agacé la signification d’un sigle que je lui fais répéter, ne me propose même pas un verre d’eau. Elle mène la danse. Je m’accroche pour ne pas perdre le fil, pour ne pas tomber de ma chaise, je ne suis plus Nathalie, mais une malade. Toujours souriante, elle fluorise sous mon nez les dates et les lieux d’une feuille A4 qu’elle place du bout des doigts au plus près de moi, je ne suis plus femme, mais une enfant un premier jour d’école. Elle m’explique les documents dans le trieur donné par le médecin, me dit où les ranger, dans quelles couleurs, à quoi ils correspondent. Je ne suis plus rien. Elle comme son acolyte s’essuie les pieds sur mon humanité, ils semblent avoir engagé sans même m’en avertir une course contre ma propre mort. J’aimerais que ça s’arrête, sortir de là, qu’on me foute la paix. Les violences s’entrechoquent, m’anéantissent. Elle se lève, sort du lieu, foule des couloirs d’un pas décidé, m’explique la marche à suivre pour les démarches avec l’anesthésiste, la borne à laquelle prendre le numéro, sur quelle touche appuyée le jour de la pré-admission, celui de l’opération, le box où attendre. Elle débite son laïus aux allures d’une visite guidée. Je passe le seuil d’un ultime bureau où une secrétaire au physique longiligne me fixe un énième rendez-vous. Je m’assois. Gilles reste debout. On me tend des formulaires à remplir, je les glisse sans les regarder dans le trieur, me lève, remercie. La dame au sourire figé et aux cheveux gris a disparu. Nous sortons à la hâte, grimpons dans la voiture. Je retrouve mon souffle.

Un scanner s’ensuit, il ne fera pas exception aux futurs examens et leurs attentes interminables, leurs visages défaits, leurs consignes bien rodées, leurs absences de confidentialité et de trop rares compassions. Une fois encore, tout m’échappe, glisse sur moi. Je suis en suspend au-dessus de ma propre vie. Le mardi suivant, je revois le gynécologue, il a reçu le résultat du TEP, il est ce jour-là porteur de bonne nouvelle, nous le percevons de suite à travers son ton moins grave, son comportement plus léger, son diagnostic confirmera nos impressions. Pas de métastases. Nous respirons la belle nouvelle à pleins poumons. Un autre scanner pour écarter une suspicion de nodule sur un rein remplit le vendredi matin de la semaine d'après. En amont, je lis et relis les consignes pour m’assurer de ne pas commettre d’impairs, l’heure, nécessité d’être à jeun, le lieu de l’examen, injection de produit. Le vendredi arrive, il bruine comme dans mon esprit. Je me plie aux formalités de l’accueil, patiente. Un moment plus loin je suis la personne qui me convie d’une voix solide, passe dans une cabine, enlève mon pull et mon tee-shirt sans réfléchir, l’intimité n’est plus qu’un mot dans le dictionnaire. Je change de pièce, m’allonge sur une table immense, mets les mains derrière la tête, la machine avance, recule, une fois, deux fois, j’obéis à sa consigne, reprends mon souffle, dans un bruit feutré le plateau se déplace vers l’arrière, il y a des fissures au plafond. L’opératrice rentre, m’indique la fin de l’examen, je descends de la table, repasse dans la cabine, me rhabille, repart dans la salle d’attente. Je suis soulagée, je suis passée à l’heure et n’est pas eu d’injection. J’attends les résultats. Les minutes défilent. Longues, trop longues. J’entends une nouvelle fois mon nom. Devant le desk, le visage grave, la même femme que tout à l’heure patiente, je me lève, la rejoins, écoute sans comprendre ses explications, la suis. Elle me fait rentrer dans la pièce d’en face de celle de tout à l’heure. Carrelage blanc, table d’examen, seringues. Mal à l’aise, elle m’explique que sa collègue a trouvé un nodule sur le foie, la nécessité de repasser un scanner pour être sûr, pour lever tous les doutes. Je m’effondre. Elle doit m’injecter un produit, en larme je relève ma manche, présente mon bras, elle m’expose à nouveau les faits, se justifie encore, mes pleurs redoublent. Ce cauchemar ne prendra jamais fin. Une chance sur deux. Les mots cinglés dansent dans ma tête, je regarde ailleurs, pense à Gilles si loin et si proche en même temps, je lis machinalement les consignes scotchées au-dessus d’une poubelle, ceux accrochés au mur jaunâtre. Penser à autre chose, évacuer la peur. En vain. Les termes fous dansent de plus belle dans ma tête. Je guette les bruits, la porte s’ouvre. La jeune femme revient. Je la suis. Le papier blanc se froisse sous mon corps, il est toujours aussi inconfortable. Les manœuvres s’enchainent, se répètent, dans un bruissement la table recule. Je sors du tunnel. Je suis encore allongée sur le dos, une arrive, se place à mes côtés, je ne vois que son visage, une impression de vulnérabilité m’étreint. Elle se penche vers moi, me parle, me rassure, ce n’était rien, je m’excuse pour mes larmes, me rhabille à la hâte, rejoins Gilles dans la salle d’attente. Comme moi, il est livide. Je lui répète plusieurs fois que tout est ok, il a du mal à y croire, moi aussi. Je me tais. Le cancer est une bombe à fragmentation, il éradique tout le vivant. Nous patientons quelques minutes, sommes conviés à l’accueil pour les dernières formalités, on me tend ma carte vitale, le compte rendu cartonné, je m’écarte de deux pas, me colle au mur, ouvre le document, mes mains tremblent, mes yeux foncent sur la conclusion, je me concentre pour la lire. Rien à signaler. Nous sortons. J’ai du mal à respirer, je ne sais pas comment je tiens encore debout. Violence ordinaire.

Les rendez-vous s’ensuivent, dans leurs interstices, je tente de reprendre pied avec le quotidien, je pleure, prépare les repas, je hurle à l’injustice, fais le ménage. Pourquoi moi, qu’est-ce que j’ai mal fait, pas compris, pourquoi le sort s’acharne, est-ce que je règle encore des dettes de vies antérieures. L’addition est salée. Démesurée. Et puis je culpabilise d’entrainer dans mon calvaire mari et enfants. Aucun mot ne me console, que pour de rares heures ceux de Gilles m’apaisent. Pour de rares heures seulement parce qu’ils ne passent jamais le seuil de mon sommeil sous camisole chimique. Comme les graines de la mort, je répands autour de moi la nouvelle, je ne sais pourquoi les mots ont dû mal à se former sur mes lèvres, à s’écrire sous le clavier, on me demande des nouvelles, je suis incapable d’en donner, de prononcer le mot du mal qui me ronge. Il y a les présents connus fidèles et rassurants, les présents inconnus qui sans le savoir me sont d’un soutien précieux et les absents, ces derniers me laissent, comme le produit abject de l’anesthésie, un goût amer dans la bouche de mon existence. Les jours comme les nuits défilent, insipides, agités. La couleur du mois, le rose, s’affiche partout comme un rappel du mal qui fait exploser ma vie. L’impression que je vais me réveiller d’un cauchemar cogne régulièrement les heures.

Quelques jours avant la mastectomie partielle -terme aussi barbare que violent-, je livre à une infirmière ma terreur de la chimio et de son lot d’horreurs, elle me dit à juste titre, de tourner une page du livre à la fois, elle a raison, mais là à cet instant j’ai envie de balancer l’ouvrage dans les feux de l’enfer, de crier que cette histoire je n’en veux pas, que je la déteste, qu’elle ne sera jamais mienne.

La vie s’écoule. Mon devoir tout autant simple que complexe est de tisser mon quotidien dans l’habituel afin que le cancer après avoir grignoté une partie de mon être ne colonise pas l’entièreté de ma vie. Pas facile. Extrêmement compliqué. Douloureusement périlleux. Je m’oblige ainsi à mobiliser toute mon énergie dans les choses qui me paraissaient encore hier futiles et fastidieuses, je m’accroche au négligeable pour ne pas tomber au fond du trou de terre fraiche que je longe depuis des semaines. Celui de mon trépas.

Je suis, au moment où je trace ces lignes, en convalescence de mon opération, deux cicatrices supplémentaires sont venues s’ajouter aux autres. Qu’importe. Dans plusieurs jours, je saurais si les ganglions sentinelles sont contaminés par le cancer. J’écarte cette crainte pour l’instant, fixe la courbe de l'horizon de demain, juste de demain.

PS : Cet écrit est à la traine de tout ce j’ai vécu et tout ce que je ressens profondément, son écriture est malgré tout comme les coups de machettes du cancer qui entament mon existence.

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