Novembre obscur

Rédigé par Nathalie Legrand - - Aucun commentaire

« Bonjour, c’est J., le staff a décidé d’avancer votre rendez-vous du 13 au 07 c’est possible pour vous ? ».
« Oui c’est possible pour moi ».
Le lendemain une autre personne me demande de décaler ledit rendez-vous, me propose deux créneaux, je choisis le plus proche. Le 05 à 15 h 45. Une fois l’impression dissipée d’être, encore une fois, un pion sur l’échiquier de leur organisation, mon esprit, jusqu’au plus profond de mon sommeil, échafaude mille raisons en sable pour justifier les revirements. Aucune ne survivra à mon inquiétude. Le mercredi, le médecin nous reçoit avec une heure de retard nullement flagellée d’excuses.
À peine assis, il m’affirme bien plus qu’il me demande que mon retour à domicile s’est bien passé s’exonérant sans doute de possibles plaintes de ma part, et commence ensuite la lecture sur son écran du résultat de l’analyse de la tumeur, s’arrête au milieu d’une phrase, se retourne, fouille dans une maigre pile de feuilles, sort du bureau chercher le compte-rendu complet, revient, expédie la bonne nouvelle que les ganglions sentinelles ne sont pas cancéreux avant de me dire qu’une « reprise de berges » est nécessaire. En termes plus communs, je dois « repasser » sur le billard afin qu’il prélève plus de matières autour de la tumeur précédemment retirée.

L’information qu’il édicte dans une insignifiance glaçante me fauche littéralement. Gilles s’accroche à l’annonce positive, la répète, moi au fait de devoir, comme à peine trois semaines auparavant à nouvel être opérée. Face à mon désarroi que je marmonne d’une voix terne, le médecin banalise l’acte « mais cela ne sera que la deuxième fois que vous subissez une intervention ». Gilles réplique, reprend mon histoire, en énumère les heures sombres, l’homme en blouse blanche n’entend rien, tente de me rassurer « ce n’est pas la première fois que cela arrive, on m’a demandé de prélever au plus large, c’est une question de millimètres, mais pour moi ce ne sera pas cancéreux ». A cet instant je me moque du cancer, de la mort qu’il est susceptible d’engendrer, je peste, râle, avance que j’ai la poisse.
« Vous vous attendiez à quoi ? » son ton bravache m’agace, je relève la tête
« À passer à la chimiothérapie », comme on donnerait un jouet à un enfant grognon, il me rétorque que le rendez-vous avec le professeur I. est fixé le lundi suivant et que j’aurai une semaine pour me remettre. J’ai envie de hurler que je ne suis pas une chose, sa chose, un bout de chair. Je me tais, fixe le sol. Un tantinet mal à l’aise, il poursuit sa routine, masque son peu d’embarras dans la dictée d’un compte-rendu, dans les consignes préopératoires qu’il me répète, dans l’impression d’une ordonnance qu’il me tend, il gesticule, bouge, brasse ma détresse, passe des coups de téléphone pour caler l’acte le mardi suivant, s’essaye à une pirouette déplacée « Vous n’aimez pas la drogue légalisée » (en rapport avec l’anesthésie que je lui dis redouter). Je garde le silence. Quoi faire d’autre. L’idée de refuser l’intervention me traverse l’esprit, je réalise dans la seconde suivante que m’extraire de leur protocole me fait signer un aller simple pour le cimetière. Nous sortons rapidement du bureau, la salle d’attente est vide, le hall déserté. Nous effectuons in extrémis la pré-admission, le box ferme dernière nous. La colère me tient debout jusque dans la soirée où seule dans mon lit, je m’effondre. J’ai envie que tout s’arrête, que mon cœur s’arrête.

Éreintée, je rive chaque minute de la matinée du lendemain à l’appel téléphonique de la femme au sourire figé qui doit, selon le médecin, me contacter pour m’indiquer les prochains rendez-vous planifiés. En vain. Un mail le remplacera, il pallie peut-être à un surplus de travail, sans doute à un ras-le-bol. La femme au sourire collée confirme les rendez-vous à Gilles qui l'appelle en début d’après-midi dans l’objectif qu’elle puisse interférer auprès d’un cardiologue afin d’obtenir un rendez-vous rapidement (examen nécessaire pour la suite du processus), elle ne pourra rien faire. Nous comprenons à ce moment-là qu’ils me poussent sur le seuil de la chirurgie gynécologique qui arbore avec soulagement la bannière du travail accompli. Le service d’oncologie de l’hôpital de Poitiers prendra le relais. La promesse précédemment formulée que tout est fait pour que le parcours se déroule de manière fluide est émaillée une fois encore d’ébréchures aux bords tranchants.

Après quelques jours nous déduisons avec Gilles que je suis sans doute l’enjeu d’une bataille d’égos. Il y a d’une part, le médecin qui dit dans des termes à peine voilés que lui a fait son travail et qu’il n’était pas nécessaire d’enlever plus de matières et une autre personne du staff qui lui a jugé qu’au contraire, il était d’utilité d’aller plus loin.

Les suites de l’opération sont douloureuses, très douloureuses, chaque geste me fait souffrir, la majorité de mes mouvements semblent venir triturer la plaie ré-ouverte, ils dispersent la souffrance dans mon bras, jusqu’au milieu de mon dos, jusqu’au bout de mes doigts. Me lever comme me baisser est une torture. Mon sommeil n’est plus que l’ombre de lui-même. Six jours seront nécessaires pour reprendre peu à peu le cours de mon existence, pour marcher sans canne à l’intérieur de la maison. Mon fils en vacances m’aide. Les conséquences du cancer sont une affaire de famille.

Le lundi après-midi de la semaine suivante, nous pénétrons à l’hôpital de Poitiers pour le rendez-vous dans le service d’oncologie. Nous traversons le hall digne de celui d’une gare, prenons l’ascenseur, croisons des hommes et des femmes seules ou accompagnées, passons devant des personnes attablées, certaines lisent, d’autres prennent un café, les visages sont fermés. Une fois enregistrées à l’accueil par une femme à la compassion aussi discrète que réconfortante, nous nous asseyons dans une immense salle d’attente quasi vide. Deux sœurs vêtues de noir répondent à notre bonjour. Au mur, un tableau à l’illustration datée veille sur son congénère qui lui fait face, un panneau en liège recouvert d’informations sur le cancer. Pas d’erreur possible, nous sommes au bon endroit.

14 heure, une infirmière en blouse rose vient nous chercher, nous guide dans un bureau ou un homme assis me dit avant même les politesses d’usage « C’est pourquoi la canne », je lui réponds sommairement avant d’être entrainée dans un tourbillon de renseignements à donner, à compléter, à recevoir. Il m’explique le protocole, le nombre de cures, les effets secondaires, la radiothérapie, les consignes à respecter… j’essaye de tout retenir, lui fais répéter certaines de ses indications, lui demande de m’éclairer sur un terme, dans une impatience que je devine étouffée, il répond à mes questions, reprend son déroulé. C’est lui qui mène la danse, qui dirige, qui décide. À ses côtés, l’infirmière note les futurs rendez-vous, complète certaines informations. Chacun est dans son rôle. Un duo à la représentation bien huilée. L’entretien arrive à son terme, je le remercie de s’être renseigné sur ma profession, lui renvoie en termes clairs l’état dans lequel je ressens être depuis le début de ce tsunami. La déshumanisation. Je rajoute l’absence de bienveillance qu’il est pourtant si simple d’abriter dans des attentions ordinaires. Il écoute, parait sensible à mes mots. C’est déjà ça. Nous sortons du bureau, reviendrons dans les lieux le vendredi de la même semaine pour une radiographie des poumons et un rendez-vous avec l’infirmière qui nous expliquera plus en détail sur le protocole, répondra à mes questions. Il me faut avant de quitter l’endroit donner un peu de sang, dans une salle adjacente, je m’installe dans un immense fauteuil, relève ma manche, tends mon bras, une première infirmière se colle à l’acte, peu de sang s’échappe de ma veine, mon corps résiste, une seconde prend le relais, pique mon bras gauche, le liquide rouge s’écoule enfin, mon organisme abdique.

15 heure pétante quelques jours après, l’infirmière vêtue de jaune ce jour nous fait passer dans un bureau, pendant 1h30. elle nous explique le calendrier, le protocole, les effets secondaires, les conduites à tenir, la pose de la chambre implantable, tourne les pages d’un classeur bleu gavées de documents et d’ordonnances. Nous sortons des locaux sous un brin de soleil, je me rends compte dans la nuit et la journée d’après que je ne suis, alors que je pensais l’être, pas prête. Qui peut l’être face à un tel déferlement de violence ?

Sur la pointe des pieds, le mois de novembre s’est retiré entrainant avec lui, l’ultime rendez-vous avec le docteur N., dernier en effet puisque je ne le reverrai plus, il quitte la région début 2025. Je ne l’ai pas remercié, une part de moi le souhaitait, une autre non, la seconde a été la plus forte, la plus raisonnable, après tout il n’a fait que son travail.

Je parcours mon récit et réalise que chaque geste, toutes attitudes sont en passe de restaurer ou au contraire de mettre un peu plus à mal ce qui me tient debout, ce qui fait de moi un être humain.

PS : Il m’a fallu plusieurs semaines pour comprendre pourquoi est-ce si difficile pour moi de parler de mon cancer, c’est parce qu’il m’est compliqué encore aujourd’hui de faire face à la violence de l’annonce, de la maladie, du mot même, du tsunami que cela entraine. Depuis il m’a fallu et me faut encore affronter d’autres violences ( je n’ai pas de synonyme), celles décrites et les autres à venir, toutes effacent mon existence, l’intégrité même de ma personne, piétinent mes nuits, obscurcissent mes journées, impactent mon futur.

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