La soupe est servie

Rédigé par Nathalie Legrand - - Aucun commentaire

Les quelques chuchotements se raréfièrent pour finir étouffés dans le bruissement des étoffes grossières qui jaillirent de nulle part. Frôlant le ciment grisâtre, les ombres encapuchonnées déposèrent dans une volonté impatiente masquée à grand peine, d’imposantes marmites fumantes au milieu des tablées. Une fois débarrassées de leurs poids lourds, les formes oblongues quittèrent l’endroit, entrainant dans leur sillage un courant d’air aussi furtif que glacial qui ébranla sans difficulté les lustres lourds à la lumière empoussiérée. Nul convive n’osa se hasarder à une quelconque gesticulation, pas plus qu’à la moindre pensée. Des toussotements maladroitement étouffés dans des mouvements de mains désordonnés transpercèrent peu à peu le silence. Bien vite, des hoquets de plus en plus vifs, alimentés par les fumées âcres des larges orifices sombres, prirent le relais. Contraint de battre en retraite, le silence ne trouva plus aucun recoin pour s’enfouir. Encouragés par un vacarme de plus en plus conséquent, certains se retirèrent brusquement du bord de la table dans un tapage désordonné de pieds de chaise. D’autres immobiles, la majorité, semblaient ne pas pouvoir détacher leurs attentions du centre de la table. Dans une faible hésitation, les plus résignés de ces derniers poussèrent fébrilement leur assiettes tremblotantes vers les relents refroidis. Quelque furent les diverses et confuses réactions, tous savaient ou tout au moins devinaient, que ce bouillon aux taches grasses et aux légumes blanchâtres était une allégorie. Celle de la peur.

Un homme, un seul, la colère coincée dans la gorge et les phalanges blanchies par la rage, savait. Il savait qui était ceux qui leur avaient servi, préparé, élaboré, concocté la mixture qui travestissait son nom autant que ses intentions. C’était les mêmes qui caressaient le frêle mais néanmoins tenace espoir de pouvoir à jamais contrôler les faibles, manipuler les fragiles et écraser les restants, les plus tenaces, sous leurs talons de chaussures en cuir pleine fleur. C’étaient les mêmes, qui dans une farouche détermination affichaient régulièrement un sourire de façade et un ton ferme pour ordonner leurs injonctions dégoulinantes d’une morale douteuse. Cette cohorte d’hommes et de femmes qui savaient émailler leurs discours de mots boursouflés d’orgueil, qui n’hésitaient jamais à égratigner les principes des frontons des mairies pour nourrir leur entreprise, qui entassaient les mesures, les décrets et les lois, telles des épaves bonnes pour la casse, par loyauté envers les fautes de leurs prédécesseurs. Ils appartenaient à la même caste. Cette loyauté, dont ils usaient et abusaient, était à l’épreuve d’une réalité qu’ils avaient complétement épousée. Ce n’était que la leur. Une réalité dans laquelle ils se fondaient peut-être pour rester debout, pour ne pas tomber, eux-aussi. Ils étaient capables de tout, de piétiner le meilleur dans une folle course en avant vers le pire. L’homme aux joues creusées par la rage seulement animé par une désespérance au goût de survie, tenta un coup d’œil vers sa droite avant d’en lancer un, plus appuyé, à gauche. Soudainement, dans un même élan, sa chaise suivit par trois autres tombèrent sur le flanc dans un fracas sans échos. Un autre, suivi d’un deuxième, plus timide mais pas pour le moins déterminé, courtisa le premier. L’agitation tapageuse fit ralentir puis cesser complétement la course paresseuse des ultimes assiettes. Les plus folles.

Aussitôt, les hautes silhouettes élevées, un souffle glacial parcourra leurs échines. La respiration des ombres encapuchonnées balaya soudainement leur nuque. L’homme, les poings serrés au fond de ses poches, sentit une prise ferme et sèche s’abattre sur son épaule. Une boule de dégout acide lui envahit la bouche. Il prit conscience, avec horreur, à travers cette sommation, que l’individu, tout autant que ses semblables s’abrogeait le droit de pousser ou non chacun des hôtes de la vie, dans les entrailles de la terre : leur tombe. Une fébrile élaboration se muant peu à peu en une diabolique conviction commença à poindre aux confins de son esprit. Les "sachants" allaient disposer de la manière dont tous les hôtes devraient fermer les yeux à jamais. Un virus, une corde suspendue, le destin, un flacon ambré de cachets aussi blafards qu’épais, une odeur de poudre, la décrépitude. L’homme desserra les poings. Il sourit. Le hasard ou le destin qu’importe le nom n’avait d’autres choix que de tirer sa révérence face à la grande faucheuse. Une douleur vive lui déchira l’épaule. La préhension davantage puissante l’obligea à s’asseoir, à se rabaisser, à battre en retraite. Il comprit dans l’instant de la flexion de sa descente, qu’il venait d’ajouter un maillon à la chaine de sa soumission. Il abdiqua. Un carillon incongru se faufila d’entre les aiguilles de l’horloge aux chiffres encombrés de grasses araignées noires. Dans le tintamarre des cloches, pas moins de trois femmes et cinq hommes restés debout, se dirigèrent d’un pas convaincu dans l’interstice d’une porte dessinée par leurs propres et uniques espoirs. Ils disparurent bien vite dans les bruits de bouche d’un vieillard qui engloutissait sans discrétion sa pleine assiettée. Un gosse aux cheveux roux, pas plus haut que trois pommes, jaugés sur ses genoux, parvenait à grands coups de regards obliques, à l’imiter avec succès. Une femme leur faisait face. La convive sans âge au teint diaphane trempait son indécision du bout des lèvres dans une cuillère précieusement argentée. Quelques assises plus loin, un homme, tenant fermement entre ses mains celles de sa maitresse, se noyait dans le regard de son aimée embué d’imprévisible. La lune montait dans le ciel.

Moi comme vous, qui me lisez, avons pris place tôt ou tard à cette table. Il nous revient donc à chacun de savoir ce que nous désirons être, devenir, transmettre et comment agir en ce sens.

Sommes-nous certains de vouloir nous nourrir de cette soupe ?
Est-ce notre unique alternative ?
Ne sommes-nous pas les propres bâtisseurs de notre existence ?

 

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